6 - AEROPORT : DANGER !
Fez – Maroc
Malika entraîna Le Bateleur à l’extérieur de la maison ; une douce chaleur imprégnait les massifs de fleurs qui embaumaient. Quelques oiseaux piaillaient dans les cèdres et les pins.
— Si je n’apportais aucun élément à votre enquête, auriez-vous tout de même la possibilité de la poursuivre ? questionna la jeune fille.
— Honnêtement, reconnut Le Bateleur, l’unique piste conduisait à votre mère. Si vous ne dites rien, je serais contraint de rentrer à Paris.
— Et votre service me placerait sous surveillance, je suppose ? Je n’aurais jamais plus la paix ?
— Je ne sais pas, répondit l’agent du S.R.E. Il est vrai que dans notre métier on ne lâche pas volontiers le morceau.
Malika se plaça de manière à lui couper le chemin ; son regard décidé heurta le sien.
— O.K. ! dit-elle. Êtes-vous capable de conclure un marché avec moi ?
Le Bateleur n’en attendait pas tant, soucieux de ne pas laisser passer l’occasion, il fit mine de réfléchir quelques instants, puis avança :
— Capable ? Cela veut-il dire que votre proposition me mettrait dans l’embarras ?
— Peut-être, martela Malika, un demi-sourire sur les lèvres.
— Donnant donnant ? supposa le Français.
— Donnant donnant.
Il n’avait guère le choix. Il n’était pas en mesure de laisser passer la seule possibilité de poursuivre qui lui était offerte.
— Voyons les termes du contrat, dit-il, conciliant.
— C’est simple, résuma Malika : je vous révèle ce que je sais et en échange vous vous engagez à retrouver les assassins de ma mère et à les remettre aux autorités marocaines.
Le Bateleur examina la jeune fille avec circonspection et tendresse : sa naïveté était aussi touchante que sa volonté.
— D’accord, répondit-il, si vous m’en donnez les moyens, je ferai mon possible pour retrouver les meurtriers.
— Dans ce cas, je vais vous accompagner chez mon oncle, à Rabat, proposa-t-elle.
— Le Roi ?
— Évidemment ! Vous ne croyez tout de même pas que je livrerais un secret d’État sans son consentement ?
— Et s’il s’oppose à ce que vous parliez ?
— Il ne m’a jamais rien refusé, conclut Malika pour chasser toute inquiétude chez celui à qui, d’instinct, elle accordait sa confiance.
À Rabat, elle l’introduisit dans le Palais qui avait terriblement souffert du tremblement de terre : des corps entiers de bâtiments étaient par terre et des nuées d’ouvriers allaient et venaient sur cet énorme chantier, reconstituant ici des arcades, là des charpentes, transportant, par centaines, des poutres, des briques, des tuiles, du matériel d’échafaudage parmi des allées de plantes dévastées.
Le Roi reçut sa nièce dans l’une des rares parties demeurées intactes et qui servaient d’entrepôt à tous les objets récupérés parmi les débris. Quand il se fut assez entretenu, en tête à tête, avec la jeune fille, il convoqua Le Bateleur, écourta les présentations :
— Nous savons qui vous êtes et, d’un commun accord, Malika et moi allons tout vous révéler. À trois conditions.
Le Bateleur ne broncha pas ; décontracté, dans sa tenue de sport crème, le Roi donnait l’impression de vouloir expliquer les règles du jeu de criquet.
— La première, enchaîna-t-il, mettre la main sur les assassins de Farida et nous les livrer. La seconde, vous vous engagez à garder le secret sur la source de vos informations, quoi qu’il arrive et où quelles vous mènent. La troisième, nous faire connaître sans détour tous les aspects de l’enquête qui nous concerneraient, ma famille et moi-même.
— Sire, répondit Le Bateleur, j’essayerai d’être à la hauteur de la confiance que vous me témoignez.
— Après la catastrophe qui frappa l’Indonésie, rappela le Roi, géologues et vulcanologues ne cessèrent d’alerter des pays exposés comme le nôtre. Mais le séisme, d’une violence sans précédent, a eu raison de toutes les précautions prises et a ruiné le Maroc en quelques heures.
Le visage du Roi se creusa : sans doute revoyait-il les images de la catastrophe, repensait-il à la mort de son frère et de tant d’autres membres de sa grande famille… Il inspira profondément, reprit :
— Les pays d’Europe nous ont envoyé une aide massive, les États-Unis également. Leur sollicitude ne nous a pas surpris. En revanche…
Il retint la suite, regarda Malika avec insistance avant de poursuivre :
— En revanche, l’intervention amicale d’un extraterrestre nous a totalement bouleversés.
— Un être venu de l’espace s’est posé, là-dehors, intervint Malika qui ne pouvait plus se contenir. Depuis sa machine, une sorte de pieuvre métallique à trois corps pyramidaux, il s’est adressé à nous dans notre langue. Nous étions là, maman et moi…
— Je me suis approché, malgré la peur irrépressible qui me paralysait, précisa le Roi, car la voix, une force inconnue m’attiraient.
— Quand il est arrivé tout près, coupa Malika, haletante, une trappe s’est ouverte…
— Et la créature, que j’entrevoyais très différente de nous, à travers un corps humanoïde translucide, bouclier destiné, je le compris, à m’éviter la crise cardiaque, m’a fait un cadeau.
— Un cadeau destiné à faciliter la reconstruction du pays, résuma l’exubérante jeune fille.
— Dans l’optique de l’extraterrestre, certainement en tout cas. Un objet d’une vingtaine de centimètres à peine, destiné à séparer les molécules de familles différentes.
— Un truc à grouper d’un seul coup, les métaux ferreux X d’un côté, les métaux Y de l’autre, d’un simple balayage de cette sorte de rayon laser.
— Cet héritage à la main, j’ai remercié le visiteur de l’Espace, et, d’ici, nous avons assisté au départ de l’astronef.
Le Bateleur pouvait se féliciter d’avoir eu de la chance ; il remercia intérieurement l’étrangleur, Ahmed, sans l’intervention duquel il ne serait pas là, au cœur de l’enquête. Il attendit la suite.
— Le plus difficile reste à dire, souffla Malika, mal à l’aise.
— Une faute impardonnable, renchérit le Roi.
Malika se lança :
— Quelques jours plus tard, un Italien s’est proposé d’acheter le déstabilisateur d’atomes.
— Fort cher au demeurant, souligna son oncle. L’exorbitante somme m’allécha. Nous avions tant besoin d’acheter des produits fabriqués…
— Comment a pu être prévenu cet acheteur providentiel ? questionna Le Bateleur.
— Il prétendit que son pays avait capté, sur une fréquence inusitée d’ondes radio, la voix de l’extraterrestre qu’un appareil sonore modifiait.
L’agent du S.R.E. haussa les sourcils, sceptique, puis il demanda si les Américains avaient eu la même réaction.
— Pas du tout, répondit le Roi en baissant le front. C’est nous qui les avons contactés.
— Parce qu’ils pouvaient mettre davantage que les Italiens dans la corbeille de mariée ? aida le Français.
— Ils n’ont pas hésité à tripler la mise.
Malika raconta la suite :
— Papa n’étant plus de ce monde, maman s’est proposée de leur porter l’émetteur de rayons.
— Farida a livré l’objet, comme convenu, à l’hôtel Bliton, à Miami, mais les Américains prétendent s’être fait doubler.
— J’ai suivi les types qui emportaient la précieuse valise, confia alors Le Bateleur. Je leur ai emboîté le pas juste à la sortie de la chambre qu’occupait Mme Moulay-Hassan. À cet instant d’ailleurs, je l’ai aperçue, bien vivante, alors qu’elle les reconduisait. Les acheteurs paraissaient pressés de mettre leur précieux butin à l’abri. Ils ont pris un Baffur rapide et ont foncé le long de la mer mais ils ont été rejoints par un engin haut de gamme qui a sorti le grand jeu : une boule de Shwatz ! Les Américains sont restés sur le carreau. Des Asiatiques ont récupéré la valise et ont filé vers la mer. Leur Baffur était amphibie : ils ont disparu sans laisser de traces.
— Vous croyez que les Américains sont derrière tout ça ? interrogea Malika. Auraient-ils tué ma mère ?
— Tout est possible, dans une affaire de cette importance, reconnut Le Bateleur, mais je crois davantage à l’intervention d’un groupe étranger qui, prévenu Dieu sait comment, par votre Italien déçu, peut-être, a voulu profiter de l’aubaine.
— Trouvez-nous ces hommes, gronda le Roi. Je veux les responsables de cette hécatombe !
— Encore une fois, je promets de faire tout ce qui sera possible. La première filière à explorer est celle de l’italien, selon moi.
— Il s’appelle Scarpio Poggioli, s’immisça Malika, bouillant d’en finir. Un riche Florentin.
Le Bateleur hocha la tête. Le Roi le reconduisit jusqu’à la sortie de la pièce.
— Nos vœux vous accompagnent, clama la nièce du monarque. Et faites attention à vous.
Un Baffur attendait Le Bateleur devant le perron ; l’un des chauffeurs personnels du Roi, un bellâtre coiffé à la façon de Rudolph Valentino, maugréa :
— À l’aéroport, à toute vitesse, je suppose.
Le Bateleur tomba d’accord sur un point.
— À l’aéroport, concéda-t-il. Mais ce n’est pas la peine de foncer.
L’homme acquiesça en faisant décoller son engin en souplesse. Les abords de la ville ressemblaient à une vaste décharge publique : sur des kilomètres s’amoncelaient toutes sortes de véhicules cassés, d’appareils électriques hors d’usage, de carcasses méconnaissables, des fragments de toitures peut-être, machines à vapeur endommagées ? Quand Le Bateleur descendit du Baffur, juste devant l’entrée de l’aéroport, il fut tout de suite repéré par les deux hommes qui l’attendaient en se donnant des airs de mécaniciens autour d’un Baffur au capot relevé. L’un d’eux se pencha pour prendre un émetteur dans l’habitacle ; à mi-voix, il crachota :
— Le voilà. Tu peux appuyer sur le bouton, Boudaj ! Dans une minute, il sera exactement à la hauteur du guichet 9.
— C’est parti ! répliqua une voix feutrée.
Le Bateleur remarqua à peine les mécanos qui rabattaient le capot de leur Baffur avec des airs satisfaits, se frottant les mains à des chiffons sales, avant d’embarquer dans leur machine. Il pénétra dans le vaste hall où une chaleur poisseuse le saisit : on n’avait pas encore pu remettre en route les machines à produire de l’air conditionné. Qu’importait ! Il haussa les épaules, jeta un coup d’œil au vaste panneau mural, lut, à la quatrième ligne : ROME, GUICHET 9. Il contourna un énorme champignon d’acier où se trouvaient les alvéoles des hôtesses d’accueil et celles de l’information, puis prie une longue travée à l’extrémité de laquelle s’étalaient les guichets de 1 à 18. Il marchait d’un bon pas malgré la chaleur, avait dépassé la moitié de la longueur de la pièce quand une voix d’hôtesse résonna dans les haut-parleurs :
— Monsieur Le Bateleur est demandé à l’information ! dit-elle. Je répète…
L’agent du S.R.E. se figea, étonné ; il avait repéré où se trouvait l’Information : il pivota, s’élança vers le champignon, se présenta devant la jeune personne qui l’avait appelé au micro, n’eut pas le temps de parler : une formidable déflagration secoua l’ensemble des bâtiments, et la fille disparut derrière le comptoir en hurlant. Des cris, d’ailleurs fusaient un peu partout, dans l’enceinte. Le Bateleur, qui s’était ramassé sur lui-même et collé contre la paroi d’acier, vit passer, tels des robots détraqués, des gens ensanglantés qui fuyaient vers la sortie, heurtant des policiers qui se précipitaient à l’intérieur. Il se glissa sur le côté, de manière à regarder en direction du lieu de l’explosion et ses cheveux se dressèrent sur sa tête lorsqu’il découvrit, pêle-mêle, des corps déchiquetés, des bagages éventrés et, au bout de cet incroyable désordre, un cratère à l’emplacement des guichets centraux ; il pouvait seulement apercevoir trois guichets à droite et trois ou quatre à gauche : les autres avaient disparu ! Et il aurait normalement dû se trouver à cet endroit au moment où la bombe avait explosé ! L’appel inopiné de l’information l’avait sauvé.
« À propos, se dit-il, cet appel, c’était quoi ? »
Il rebroussa chemin, se hissa par-dessus le comptoir pour dénicher la préposée à l’information : la jeunette était toujours plaquée à terre, et elle gémissait :
— C’est la fin ! C’est la fin !
— Rassurez-vous, lui dit Le Bateleur. Vous êtes en vie. Le danger est passé, maintenant. Relevez-vous, mademoiselle.
Elle se dressa, mais continua à rouler des yeux effarés.
— Je vous remercie, ajouta le Français. En m’appelant, juste avant l’explosion, vous m’avez sauvé la vie.
— Vous… êtes… celui que la dame… demandait au téléphone ? bredouilla la fille en montrant le combiné posé à côté de la fourche.
Le Bateleur plongea le bras derrière le comptoir, faucha l’appareil, porta l’écouteur à son oreille.
— Le Bateleur, j’écoute, fit-il.
— Je viens d’entendre une formidable explosion ! Et des cris épouvantables ! hurla Malika, à l’autre bout du fil.
— Grâce à vous, j’ai échappé au massacre. Je devrais vous remercier. Quel est le motif de cet appel miraculeux, ma chère ?
— Je vous accompagne en Italie, annonça la nièce du Roi.
— C’est impensable, réagit Le Bateleur. Comme vous venez de le constater à deux reprises, ma route est semée d’embûches : il est hors de question que vous partagiez ces dangers.
— Vous aurez besoin de moi, insista Malika d’une voix impérieuse.
— J’ai dit : pas question ! coupa le Français.
Et il raccrocha.
Mais avec le remue-ménage qu’il y avait désormais dans cet aéroport, partir, vers n’importe quelle destination que ce fût, c’était une autre histoire.